C'est au tournant du XIXe et du XXe siècles que s’est institutionnalisée, en Europe et aux États-Unis, une sociologie qui, malgré des programmes de recherche différents et parfois rivaux, se proposait d’offrir les clefs d’interprétation des sociétés nées de la modernité. Cette sociologie, en tant que sociologie générale, a non seulement balisé les fondements de la discipline, mais s’est également attachée à en cerner l’objet et à en codifier les modalités d’exercice. Elle a, ce faisant, circonscrit les grandes questions auxquelles elle se devait de répondre : les éléments fondamentaux de la vie sociale, la morphologie sociale, la hiérarchisation sociale et les classes sociales, le changement social, la socialisation, tout en les accompagnant d’un projet normatif de transformation du monde, qu’il soit de réforme sociale ou d’émancipation politique.
Cette sociologie à laquelle nous avons été formés et nourris, voit un peu plus d’un siècle plus tard son projet s’effriter progressivement et perdre en consistance et en légitimité tant les contextes sociaux ont changé. Globalisation culturelle, planétarisation des enjeux, notamment écologiques, hégémonie d’un capitalisme financier fort éloigné du capitalisme industriel familial, fragilisation de la capacité des États-Nation à peser sur les dynamiques nationales et internationales, épuisement de la modernité comme projet, développement de logiques particularistes ou localistes, virtualisation de la réalité sociale. Force est de constater que les assises, les objets et les perspectives de la sociologie ne peuvent qu’être affectés par ces mutations profondes du contexte dans lequel elle peine à se déployer comme discipline et comme pratique.
Le monde scientifique a par ailleurs lui-même bien changé, particulièrement en sciences humaines et sociales où l’on a assisté à un mouvement rapide et brutal au cours de ces dernières années. À une forme d’organisation encore fortement humboldtienne structurée autour de disciplines et de savants travaillant seuls ou en très petits comités, succède une configuration mettant en avant le décloisonnement des perspectives et la constitution de laboratoires autour de thématiques fédératrices. Les grands organismes de subventionnement appellent désormais au croisement et à la mutualisation des approches sur des problématiques capables d’embrasser large. Ils encouragent les rassemblements institutionnels dépassant les attaches disciplinaires formelles, bousculant au passage les assises sur lesquelles les disciplines, dont la sociologie au premier chef, s’étaient constituées. De surcroît, à l’heure où se multiplient les appels d’offres internationaux et les invitations à la comparaison et à la compilation, la communauté scientifique ne peut plus se penser à l’intérieur des territoires nationaux subitement devenus trop étroits.
Et pourtant, le nombre de sociologues n’a jamais été aussi grand. Des sociologies, multiples et diversifiées, se pratiquent et se côtoient, marquant par là même le signe d’une reconnaissance certaine. Les développements, les usages et la nécessité de la sociologie, dans un cadre de plus en plus incertain, n’ont jamais paru aussi évidents. De nombreux acteurs ont été socialisés, quand ce n’est pas formés, à la sociologie. Ils en ont gardé les pratiques d’enquête et les concepts-clé, à telle enseigne que l’on peut désormais parler d’un savoir sociologique ordinaire. Celui-ci soulève de fortes attentes d’explication et institue ainsi des publics aussi attentifs que variés, comme en témoigne l’ample demande de recherche partenariale.
Prendre au sérieux ces constats, c’est choisir d’opter pour un Congrès réflexif, ayant pour centre la sociologie elle-même. Les congrès de l’AISLF, au moins récemment, ont toujours retenu comme objet central un thème spécifique – Québec, la mondialisation ; Tours, l’individu social ; Istanbul, la culture ; Rabat, l’incertain – en essayant de comprendre comment la sociologie pouvait s’en saisir. Le projet du congrès de Montréal est d’inverser le regard, sans vouloir bien sûr s’enfermer dans une perspective nombriliste. Il veut ouvrir la réflexion sur ce que les changements profonds au sein du monde contemporain font à la sociologie, en tant qu’institution scientifique et en tant que champ de savoirs. Loin de se tourner avec nostalgie vers un âge d’or mythifié, il s’agit de prendre acte de mutations sociétales lourdes et de réfléchir ensemble au présent et au futur de la sociologie. Il convient donc non seulement de comprendre comment celle-ci s’en trouve affectée dans son fonctionnement institutionnel mais aussi de saisir les inflexions qui se dessinent dans ses registres théoriques et pratiques. C’est ainsi la nature même du projet sociologique contemporain qu’il convient d’interroger, de ses conditions de possibilité à ses contenus théoriques en passant par les perspectives socio-politiques sur lesquelles il peut/entend reposer.
Cette présentation très générale de la thématique – les défis épistémologiques, théoriques et scientifiques de la sociologie au XXIe siècle imposés par les mutations profondes du contexte sociétal – sera déclinée en plusieurs temps forts qui rythmeront le congrès de Montréal dans un souci d’équilibre entre continuité quotidienne de la thématique générale et dynamique propre aux Comités de recherche et aux Groupes de travail avec leurs plages horaires spécifiques. Dans cet esprit et afin de faciliter les échanges, une place particulière sera accordée à ces derniers, avec notamment l’organisation de sessions transversales, afin de favoriser l’émergence de nouvelles questions porteuses au sein de la discipline. Pour son XXe congrès, l’AISLF a choisi de privilégier les débats et les confrontations de perspectives dans un souci constant de dialogue avec la Cité, sans oublier de faire une large place aux manifestations festives et culturelles en résonance avec le Festival international de jazz de Montréal qui aura lieu au même moment. Bref cela va jazzer en socio en juillet 2016.
Trois axes thématiques seront proposés pour les grandes conférences.
Les mutations sociétales ne sont pas uniquement des transformations de structure ; elles se traduisent également par l’affirmation de nouveaux registres symboliques et par l’émergence de nouvelles attentions au monde. Le développement des connaissances, dans d’autres champs scientifiques, et la reconfiguration des sphères morales y participent pour beaucoup. La sociologie, mais pas seulement elle, se voit confrontée à l’émergence de « nouveaux nouveaux mondes », pour reprendre l’expression de Georges Balandier, à tout le moins de nouveaux territoires, aussi difficiles à appréhender que les émotions, le virtuel ou les gènes, aussi encombrants que les choses et les animaux, et s’affronte à de nouvelles interrogations nées de la nécessité de les prendre en compte dans son champ d’analyse.
Le cadre même du projet sociologique a basculé. Hier, des sociologies, fortement adossées à l’État-Nation, s’institutionnalisaient ; aujourd’hui les logiques du nationalisme méthodologique sont fortement discutées, parce que jugées peu à même de saisir des phénomènes émergents comme les diasporias ou la globalisation culturelle, parce qu’enfermées dans des appartenances institutionnelles contextualisées et prisonnières d’informations, statistiques notamment, particularistes. Ainsi le transnationalisme s’impose-t-il comme une nouvelle perspective de recherche sociologique. Ce décentrement du regard sociologique se double par ailleurs d’une critique devant l’aveuglement socio-centrique ayant accompagné son développement tout au long du XXe siècle et nous amène à nous inscrire aujourd’hui dans les traces d’un débat autour d’une désoccidentalisation de la sociologie.
En même temps, les frontières disciplinaires se déplacent. Héritage de l’histoire, les disciplines recomposent leurs relations et leurs contributions respectives autour de nouveaux objets ou de nouvelles problématiques – le naturalisme social, qui a donné lieu à des débats animés dans la revue SociologieS, concrétise bien ces enjeux de déplacement et de recomposition disciplinaires. Le plus important n’est probablement pas tant de pointer ces jeux aux frontières que de saisir en quoi et comment les savoirs des autres disciplines ainsi que leurs transformations internes contraignent et dynamisent nos manières sociologiques de penser le monde social.
Le XXe congrès de l’AISLF souhaite ainsi inviter ses participants à se pencher sur ce que la sociologie invente, méthodologiquement ou conceptuellement, pour répondre à ces transformations. Comment faire de la sociologie aujourd’hui ? Avec quels concepts penser ces nouveaux contextes ? Quels appareillages théoriques et méthodologiques développer pour relever le nouveau défi du « savoir pour prévoir », sans oublier bien sûr les positionnements éthiques et les choix épistémologiques ? Le congrès de Montréal veut faire la part belle à « l’imagination sociologique » et ouvrir des voies heuristiques afin d’accroître la réflexivité sociale pour saisir la société qui « s’en vient ». Il souhaite se pencher sur la façon dont la sociologie peut, à nouveaux frais, comprendre le monde contemporain pour agir sur lui et constituer une nouvelle « invitation » pour les générations de sociologues à venir.
Demain la sociologie, donc !